Elle allait
avoir du pain sur la planche ces jours-ci, car elle allait recevoir de la visite.
Rêves ou pas, fatiguée ou non, elle avait toujours bien reçu les visiteurs et ce n’est pas maintenant qu’elle allait changer. Mais elle allait devoir prendre son temps sinon elle oublierait des choses – elle oubliait bien des choses ces temps-ci – et perdrait ses affaires, jusqu’à ne plus trouver son ombre.
D’abord, il fallait faire un tour au poulailler d’Addie Richardson, et c’était loin, une dizaine de kilomètres peut-être. Elle se demanda un instant si le Seigneur n’allait pas lui envoyer un aigle pour faire ces dix kilomètres ou bien encore le prophète Élie dans son chariot de feu pour qu’il lui fasse faire un petit bout de chemin.
– Blasphème, se dit-elle d’une voix sévère, le Seigneur envoie la force, pas des taxis.
Elle fit sa vaisselle, mit ses gros souliers et prit sa canne. Elle se servait rarement de sa canne, mais elle allait en avoir besoin aujourd’hui. Dix kilomètres pour l’aller, dix kilomètres pour le retour. À seize ans, elle aurait couru d’une traite jusque là-bas et serait revenue au petit trot. Mais le temps de ses seize ans était bien loin.
Elle partit dès huit heures du matin, espérant arriver à la ferme des Richardson à midi pour y faire la sieste en attendant que l’air fraîchisse un peu. Ensuite, elle tuerait les poulets, puis elle rentrerait à la brune. Elle n’arriverait qu’à la nuit tombée, ce qui lui fit penser à son rêve de la veille, mais l’homme était encore loin. La visite qu’elle attendait était beaucoup plus proche.